TRIBUNE / Digitalisation : Un enjeu de sécurité nationale

Par Edgard MFOUBA

Entrepreneur, Fondateur et Administrateur du cabinet GABAO Stratégie & Conseil

Administration des données publiques, compétences nationales et souveraineté de l’Etat : Qui contrôle les données contrôle l’Etat

« La digitalisation de l’administration gabonaise est désormais actée comme une orientation irréversible et un levier central de modernisation de l’Etat. Le Gouvernement et le Président de la République l’ont clairement affirmé : archives, Etat civil, paiements publics, fiscalité, permis, flux commerciaux, santé, transports… aucun secteur stratégique n’échappera à cette transformation.

Mais une question fondamentale demeure, et elle est aujourd’hui insuffisamment posée dans le débat public : quelle place cette transformation numérique réserve-t-elle aux compétences et aux entreprises gabonaises ?

L’enjeu n’est pas simplement de digitaliser, mais de décider comment et avec quels acteurs cette transformation s’opère. Une digitalisation conduite sans ancrage national réel peut conduire à la marginalisation des PME locales du numérique, pourtant dotées des capacités techniques, des compétences humaines et d’une connaissance fine des réalités administratives, économiques et sociales à digitaliser. Ces entreprises sont, par ailleurs, elles-mêmes des usagères directes des services publics concernés.

Cette mise à l’écart prive le pays d’une création de valeur ajoutée essentielle, limite l’émergence d’emplois de haut niveau — notamment dans la cybersécurité, l’intelligence artificielle, la gestion des données et l’ingénierie logicielle — et empêche la structuration d’un véritable écosystème numérique national capable de générer des opportunités durables. La digitalisation n’est pas neutre : elle traduit des choix politiques, économiques et stratégiques déterminants.

Ce paradoxe est d’autant plus frappant que le Gabon fut un pays pionnier en la matière. L’Institut Africain d’Informatique (IAI) a été créé et implanté à Libreville dès 1971, faisant du pays l’un des tout premiers en Afrique à accueillir une institution continentale dédiée aux métiers de l’informatique. Plus de cinquante ans plus tard, le Gabon demeure pourtant structurellement sous-digitalisé au regard de son potentiel humain et institutionnel.

Les systèmes numériques de l’Etat manipulent en effet des données sensibles : identité des citoyens, données fiscales et financières, flux commerciaux et portuaires, données sanitaires, informations stratégiques pouvant toucher à la sécurité nationale. Ces données ne sont pas abstraites. Elles sont conçues, exploitées, maintenues et interconnectées par des opérateurs bien réels, très souvent des PME et des prestataires techniques, dont le positionnement dans la chaîne de valeur conditionne directement la souveraineté de l’Etat.

A ce stade, il ne s’agit plus seulement de modernisation administrative mais de maîtrise souveraine d’un secteur sensible.

La souveraineté numérique suppose un ancrage juridique et opérationnel des opérateurs au Gabon, une implication réelle des entreprises nationales, un transfert effectif de savoir-faire et la création d’emplois qualifiés durables. La transformation numérique de l’Etat doit reposer sur des principes clairs, assumés et non négociables.

Toute entreprise intervenant dans la digitalisation des services publics stratégiques doit disposer d’un siège social effectif au Gabon, être soumise au droit gabonais, à la fiscalité gabonaise et aux juridictions gabonaises. La souveraineté ne peut s’exercer pleinement sans ancrage juridique, économique et opérationnel sur le territoire national.

De la même manière, la digitalisation ne peut servir de prétexte à une importation massive d’expertises sans transfert réel de compétences. Les emplois techniques, managériaux et décisionnels doivent prioritairement bénéficier aux compétences nationales, avec des obligations mesurables de formation, de certification et de montée en compétences. La gabonisation des emplois numériques n’est pas un slogan : elle constitue une condition essentielle de durabilité, de sécurité et d’autonomie.

Les PME gabonaises du numérique ne doivent plus être reléguées au rang de sous-traitants invisibles. Elles doivent devenir des actrices centrales de cette transformation, associées dès la conception des systèmes, intégrées dans la gouvernance des plateformes publiques et pleinement impliquées dans leur exploitation, leur maintenance et leur évolution. C’est à cette condition que pourra émerger un véritable hub digital national, capable d’animer l’économie locale, de structurer des filières innovantes et de positionner le Gabon comme un tremplin numérique crédible à l’échelle africaine.

A l’ère de l’intelligence artificielle, il n’est plus permis de faire dans l’approximation. Sans cadre strict de normalisation, de standardisation et de compatibilité, le Gabon s’exposerait à une prolifération d’applications incohérentes, à des systèmes non interopérables, à des solutions périssables dépendantes de prestataires uniques et à une dette technologique incontrôlable.

La souveraineté numérique impose donc une architecture nationale claire, pilotée par l’Etat, reposant sur des référentiels techniques, juridiques et éthiques communs, capables de garantir la cohérence, la sécurité et la pérennité des systèmes publics.

Elle suppose également un investissement stratégique dans la formation. L’érection au Gabon d’une université ouverte sur le monde, entièrement dédiée aux métiers du numérique, viendrait consolider l’héritage de l’IAI, sécuriser durablement les compétences nationales et positionner le pays comme un pôle régional de formation, d’innovation et de rayonnement africain.

Dans cette perspective, l’adoption d’une Charte nationale de la digitalisation souveraine devient urgente. Une telle charte devrait définir les exigences de localisation des données, les règles de gouvernance des systèmes publics, les obligations de transfert de compétences, les standards techniques nationaux, les conditions de participation des opérateurs étrangers ainsi que les mécanismes de protection des intérêts stratégiques de l’Etat et des citoyens.

La digitalisation doit corriger les dysfonctionnements de l’administration, améliorer les services publics et rapprocher l’Etat du citoyen. Elle ne doit jamais devenir un cheval de Troie technologique qui fragilise la souveraineté, la sécurité et l’économie nationales.

Moderniser, oui.

Mais maîtriser, encadrer et gaboniser, impérativement.

Le numérique est une opportunité historique pour le Gabon. Encore faut-il qu’il soit pensé, construit et gouverné pour le Gabon, avec les Gabonais ».

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La Redaction

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