DIG/ Le rachat d’Assala Gabon est-il un bon deal pour le Gabon ? Quelles peuvent les retombées financières pour le pays ? Comment mobiliser plus de 700 milliards de francs sur les marchés financiers pour boucler cette opération ? Le Gabon ne risque t-il pas de faire exploser sa dette extérieure ? Ne va pas t-on tomber dans les mêmes errements que la GOC ?
Autant d’interrogations que l’économiste financier, fonctionnaire international, spécialiste des financements structurés et des systèmes financiers, membre de plusieurs think tanks, Cédric Achille Mneg Mezui, tente de répondre, dans cet entretien exclusif accordé à la rédaction de Direct Infos Gabon.
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Direct Infos Gabon : Quelle est votre réaction à l’annonce faite par le Chef de l’Etat de faire valoir le droit de préemption de l’Etat gabonais sur la vente des parts de Carlyle dans Assala ?
Cédric Achille MBENG MEZUI (CAMM) : Dans une économie mondiale de plus en plus fragmentée où les approches de « nearshoring » et « friendshoring » (voir encadrés) sont privilégiées au risque de fragiliser les règles du libre-échange, chaque économie affirme davantage son patriotisme économique voire sa souveraineté industrielle. C’est dans ce contexte que le Chef de l’Etat exprime le droit de préemption du Gabon dans le rachat des parts du fonds d’investissement Carlyle International Energy Partners (qui appartient à la firme internationale Carlyle) dans Assala. Depuis son acquisition en 2017 des parts de Shell, Carlyle aurait permis à Assala d’accroître sa production nette de 30% pour passer à 45 mille barils/jour et ses réserves de 5 ans à 8 ans. C’est donc une bonne performance.
La décision du Chef de l’Etat ouvre une opportunité unique pour le Gabon de prendre possession d’une production pétrolière de 45 mille barils/jour représentant une manne financière confortable pour les années à venir. C’est également une opportunité pour le personnel gabonais de cette entreprise de mobiliser l’expertise acquise auprès de Shell et d’Assala et montrer le génie gabonais dans ce secteur.
C’est ce type de leadership qui nous a manqué dans le secteur financier lors de l’annonce faite par BNP de vendre ses parts.
Les périodes de désengagements de multinationales dans différents secteurs sont souvent l’occasion pour les pays en développement de monter en gamme dans l’appropriation de certains secteurs stratégiques où les locaux ont acquis une expertise de pointe. Malgré l’opposition de nombreux spécialistes de ces questions, le Gabon a manqué l’opportunité d’acquérir BICIG pour en faire une banque commerciale à capitaux gabonais fonctionnant avec les méthodes acquises auprès de BNP.
Le message est clair, quelque chose a changé au Gabon.
Il s’agit, quand même, de mobiliser près de 1000 milliards de Fcfa alors que la dette du Gabon est déjà élevée. De plus, dans la loi des finances 2024, il est indiqué qu’il faudrait payer le reliquat du principal de l’eurobond qui mature cette année. Il s’agit de plusieurs centaines de milliards. Il y a également les projets prioritaires d’investissement qui nécessitent quelques centaines de milliards. Comment faire pour mobiliser un tel montant ?
L’opportunité que représente le rachat des parts de Carlyle dans Assala est unique. Cela représenterait une manne financière colossale à mettre au service de la transformation du Gabon. La structuration financière d’une telle opération doit veiller à ce que son effet sur les finances publiques soit négligeable. Sans avoir des informations détaillées sur ce dossier, en dehors du volume de production et du coût approximatif de ce rachat (entre 400, 700 et 1000 milliards selon les sources), je propose une approche globale en phase avec les options suivantes :
- L’Etat gabonais ne pourrait pas porter directement cette opération au risque de détériorer les ratios des finances publiques. L’Etat pourrait agir via la GOC (une revue préalable de ses états financiers est nécessaire), via Assala en tant qu’actionnaire de la société, ou en créant une société ad hoc dont la mission explicite est de porter cette transaction pour le compte de l’Etat. Je désigne l’entité emprunteuse par « le véhicule financier » ;
- Option 1 : une syndication financière ou un crédit syndiqué. Il s’agit de la mobilisation d’un pool d’institutions financières pour assurer le financement du montant recherché par le véhicule financier. Dans ces cas, une banque/institution financière est sélectionnée pour jouer le rôle de tête (lead) de syndicat et de mobiliser d’autres intervenants. Le montant recherché dans le cadre de cette transaction est significatif à l’échelle du Gabon mais ordinaire pour les banques internationales qui opèrent sur les places financières mondiales. Compte tenu des restrictions de nombreuses institutions financières pour ce secteur du fait des choix en faveur de la décarbonation des économies, il est possible de confier cette mission à une banque d’affaires de classe mondiale ou à une institution financière internationale n’ayant pas de restriction pour ce secteur comme Afreximbank et Africa Finance Corporation (AFC). Ces dernières pourraient jouer un rôle critique pour améliorer les conditions (taux et maturité) de ce crédit.
- Option 2 : un emprunt obligataire porté par le véhicule financier couplé d’une introduction en bourse sur la BVMAC (bourse de la CEMAC). Dans le contexte économique mondial actuel, avec des spreads (primes de risque) élevés pour ce profil de risque, il s’agirait davantage d’un placement privé pour l’emprunt obligataire. Les investisseurs mobilisables comprennent des investisseurs locaux (marché de la CEMAC) et internationaux. Pour ces derniers, il faudrait privilégier les fonds de pensions, les compagnies d’assurance et les fonds souverains des pays industrialisés car ils ont l’habitude de prêter sur de longues maturités à des taux abordables dans le secteur pétrolier. Divers instruments financiers seraient mobilisables, notamment les obligations ordinaires, convertibles en actions prioritaires, les zéro-coupons, et bien d’autres. Ce mix permettrait d’atténuer le coût du financement.
- Option 3 : une combinaison des options susmentionnées est possible. Il est aussi envisageable de mobiliser un prêt indexé sur une part de la production avec un prix de baril plancher.
Il faudrait se mettre dans la peau des prêteurs. Quel que soit l’option choisie, les prêteurs seraient préoccupés par les facteurs de risques suivants : (1) la crédibilité du mécanisme de remboursement ; (2) la capacité de maintenir la production par la nouvelle entité ; et (3) le prix du baril qui permettrait d’assurer le service de la dette. Il ne faut pas que le coût de cet emprunt soit très élevé au risque de compromettre la rentabilité attendue de cette prise de participations. C’est le rôle de la partie gabonaise de mobiliser une batterie de mesures pour rassurer (une approche de de-risking).
En ce qui concerne (1), il serait opportun d’envisager de mettre en place un compte séquestre (la domiciliation et le gestionnaire feront l’objet de négociations) pour capter les ressources affectées aux remboursements des crédits. La qualité de ce mécanisme pourrait impacter la tarification des prêts. Le but ici est de réduire les effets d’un risque politique sur la période de remboursement. Pour ce qui est du facteur (2), il est possible d’envisager l’introduction d’une entreprise pétrolière réputée, minoritaire dans l’actionnariat, dont la mission serait de co-gérer « Assala », en assurant la continuité technique de la production avec le personnel existant. Un contrat sur la production pourrait également apporter plus de confiance aux prêteurs. Quant au facteur (3), il est possible de mobiliser des contrats d’assurance avec des acheteurs du brut gabonais pour garantir un niveau plancher du prix du baril assurant ainsi un revenu cible dans les ressources mobilisables.
Ces mécanismes d’ingénierie financière pourraient être affinés en fonction des informations disponibles sur cette transaction. L’idée ici est de décorréler partiellement la transaction de la conjoncture politico-économique.
N’est-il pas plus simple de laisser un autre major du pétrole reprendre Assala et verser au Gabon un revenu exceptionnel qui pourrait être utile en cette année 2024 dans le contexte politique actuel ?
Ce serait une approche de court terme et un manque de vision stratégique pour le pays. Le Président a opté pour la meilleure solution. Au Nigeria, pour ne citer que cet exemple, le départ de Shell a vu l’acquisition de ses parts par un consortium d’investisseurs conduit par le milliardaire Tony Elumelu, promoteur et concepteur de l’afro-capitalisme et PDG de UBA. Le Qatar avait fait de même avec Ras Laffan/Rasgas dans le secteur gazier. Nous aurions dû réagir ainsi dans le secteur bancaire lors de la cession des parts de BNP. Cette dernière est gérée par des Gabonais depuis des décennies.
Nous devons penser au Gabon et aux générations futures.
Cette transaction est l’assurance d’un boom à venir de nos recettes d’exportation et d’une place centrale dans la production pétrolière. D’ailleurs, au-delà de cette transaction, il serait opportun de développer une stratégie nationale pour le secteur des hydrocarbures visant à récupérer et mettre en production de nombreux champs matures. Il faudrait envisager d’industrialiser ce secteur en commençant par accroître nos capacités de raffinerie et de production gazière.
Comment éviter les situations de la GOC qui a souvent été citée dans les enquêtes judiciaires depuis quelques années, notamment dans « l’opération scorpion ». En novembre son DG a été changé seulement après 3 semaines…
C’est une préoccupation qui va habiter les prêteurs et qui aura un effet dans le choix de l’entité qui portera cette transaction. Cela pourrait d’ailleurs impacter le coût de l’emprunt (taux et maturité). C’est pourquoi j’ai proposé plus haut des produits de de-risking. Toutefois, je pense qu’il est indispensable de créer un « Conseil stratégique du secteur pétrolier » dont la mission serait d’apporter des avis techniques et indépendants au Gouvernement et au Parlement dans la gestion de ce secteur. Il serait composé de personnes ayant une longue expérience dans le secteur privé, notamment pétrolier au niveau managérial. Il est également possible de mobiliser parmi les retraités ayant travaillé dans ce secteur. Cet organe devrait dresser la liste restreinte des personnes qualifiées pour des postes de responsabilités dans les entreprises gabonaises du secteur pétrolier comme la GOC, SOGARA et ASSALA. Nous devons renforcer la gouvernance dans ce secteur critique loin des aléas du jeu politique. Cela devrait amener les décideurs à repenser la gouvernance des entreprises publiques et parapubliques dans une optique de performance.
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*Pour mieux comprendre :
Nearshoring : il s’agit d’une pratique consistant à externaliser des processus ou des services commerciaux vers un pays voisin, généralement au sein de la même région ou du même continent. Cette approche offre plusieurs avantages par rapport à la délocalisation traditionnelle, notamment la proximité, l’alignement culturel, des économies de coûts, l’accès à un vivier de talents plus large, et l’atténuation des risques en diversifiant les opérations sur différents sites. Elle apparaît de plus en plus comme une solution dans le contexte dé-globalisation en cours. La Pologne en est un des pays bénéficiaires en Europe.
Friendshoring : c’est un concept introduit par Janet Yellen, Secrétaire américaine au Trésor, le 13 avril 2022 dans un discours devant le think tank américain « Atlantic Council ». Elle fait de la proximité politique un critère essentiel dans la conception des chaînes de valeurs mondiales. En d’autres termes, les considérations géopolitiques prennent le dessus pour repenser la carte mondiale des chaînes d’approvisionnements et de logistiques. C’est la conséquence des crises de ce début de 21e siècle, notamment la compétition commerciale sino-américaine, la pandémie de Covid-19, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’essor des BRICS, et bien d’autres.