Interview exclusive
Direct Infos Gabon : Le 16 décembre 20224, les Chefs d’Etat de la CEMAC, les Partenaires techniques et financiers (PTFs) ainsi que les institutions financières régionales de la CEMAC se sont réunis pour discuter de la situation macroéconomique des pays de la CEMAC. Un Communiqué en 22 points a été publié. Que peut on retenir pour nos lecteurs ?
Cédric Achille Mbeng Mezui : Il faut dire qu’au regard de la situation macroéconomique préoccupante de la région, notamment le faible niveau des réserves de changes, des dérapages budgétaires, ainsi que l’exposition des banques aux risques souverains, il était urgent de prendre des mesures urgentes et courageuses telles qu’indiquées dans les 22 paragraphes. On peut lire dans le paragraphe 15 que « (…) en vue de renforcer la stabilité du cadre macroéconomique de la CEMAC, la Conférence a exhorté : (…) les autres Etats à conclure, dès que possible, des programmes formels avec le FMI afin de bénéficier de son appui ainsi que de celui des autres PTFs ».
En 2016, le Communiqué sanctionnant une Conférence similaire avait la même tonalité et un calendrier de réformes avait été élaboré. L’accent est mis sur la consolidation budgétaire, donc une réduction des dépenses ; et la diversification économique, soit une faible dépendance aux recettes d’exportations des matières premières.
Vous venez d’être nominé parmi les 3 économistes africains de l’année 2024 par le Magazine Financial Afrik, alors on va s’adresser à l’économiste. Mettons-nous dans un scénario sans PTFs, où les solutions pour corriger les situations actuelles dépendent uniquement des acteurs de la CEMAC ?
Il faudrait s’armer d’une bonne dose de rigueur dans les actions et dans la coordination. On pourrait décliner les mesures en 2 catégories, celles du court terme ou « mesures big bang » et celles du long terme.
Mis à part la question des réserves de change, la situation actuelle correspond à une exposition élevée des banques commerciales aux risques souverains et les difficultés pour ces derniers de se refinancer sur le marché des titres publics durant l’année 2025 et 2026 au moment où plusieurs titres publics arrivent à échéance.
Ici, il est possible pour la banque centrale de déclencher un programme ambitieux de rachat d’une partie des titres publics en cours, en priorité ceux dont la maturité résiduelle est inférieure ou égale à 2 ans. Ce qui libèrerait les Etats de la contrainte de leurs obligations de paiements à court terme et donnerait de l’oxygène aux banques commerciales. Dans ce schéma, la banque centrale se substitue aux Etats pour une partie de l’encours des titres.
Les Etats se retrouveraient ainsi avec une dette, non plus auprès des banques commerciales, mais auprès de la Banque centrale qui pourrait la transformer en une dette de long terme sur une maturité à définir. Techniquement, il peut s’agir d’une obligation zéro coupon ou d’un autre mécanisme en phase avec les attentes des parties prenantes.
Un tel niveau d’engagement de la Banque Centrale doit être pensé dans un cadre adéquat de réformes. Il serait souhaitable que les marges de manœuvres budgétaires dégagées soient affectées à des dépenses d’investissement sous le contrôle des institutions financières régionales avec un compte rendu régulier à la Conférence des Chefs d’Etat.
Aussi, il serait possible de mettre à contribution une fraction des excédents de trésorerie des banques commerciales de la région. Selon le rapport de la BEAC d’août 2024, il apparaît que l’excédent de trésorerie a augmenté de 9,7 % en variation annuelle pour se situer à 7481 milliards à fin décembre 2023. Il serait souhaitable qu’une concertation soit conduite avec la BEAC, la COBAC, la BDEAC et les Banques commerciales pour envisager la création d’un fond spécial pour la résilience économique en vue de leur mobilisation pour l’économie réelle. C’est tout de même curieux d’avoir dans une même région des besoins aussi colossaux en matière d’investissement et plusieurs milliers de milliards de ressources oisives.
La situation décrite est récurrente, à chaque baisse des cours des matières premières, des propositions de réformes sont élaborées sans aboutir à une transformation véritable de nos économies. La diversification économique semble être la solution. Qu’est ce qui explique les lenteurs pour diversifier nos économies ?
Votre question est pertinente. En effet, il nous faut changer de modèle de croissance. L’avenir de nos populations ne peut dépendre des yoyos de la conjoncture mondiale. La réalité est que la croissance économique est un sujet de long terme, contrairement aux phases d’expansion que nous connaissons grâce aux variations positives du cours du pétrole et des autres matières premières. Les économistes parlent de cycle de Kondratieff. Il s’agit d’un long cycle de croissance économique avec des innovations et qui est soutenu par l’investissement interne. C’est ce qui est nécessaire pour une transformation en profondeur de nos modèles de croissance.
Il est tout à fait illusoire de penser que l’investissement externe pourrait être le moteur de la transformation de nos économies. En général les capitaux externes vont en priorité vers les industries extractives. Vous me demanderez où trouver ces capitaux internes ?
Comme indiqué en décembre dernier aux sociétés de bourse, au Patronat, aux intermédiaires financiers d’Afrique de l’Ouest, lors de mon intervention à un panel à ce sujet, une des sources de financement de long terme la plus stable, la plus sûre, pour soutenir le développement économique est dans les caisses de pensions. Avec des réformes cohérentes, la Cote d’Ivoire est passée de 27 à 1200 milliards FCFA entre 2012 et 2024. La Namibie est à 10 milliards d’USD, soit l’équivalent du PIB de la Guinée Equatoriale, le Botswana est à 7 milliards d’USD, et bien d’autres que vous pouvez trouver dans mes publications sur les 15 dernières années. Singapour avec moins de 6 millions d’habitants a plus de 200 milliards d’USD d’actifs dans ses fonds de pensions, donc bien plus que toute l’Afrique hors Afrique du Sud. En CEMAC, c’est la CNPS du Cameroun qui domine ce segment, bien que ses actifs restent modestes au regard du potentiel non mobilisé. Dans les pays où ces capitaux patients existent, les Etats et le secteur privé peuvent lever des fonds sur des maturités de 20 à 30 ans pour financer des autoroutes, les barrages et les logements.
Pour un pays comme le Gabon, il est possible de viser les 100 milliards d’actifs dans quelques années avant de passer aux seuils de 500 et 1000 milliards de FCFA dans la décennie 2030.
Il existe bien d’autres sources de capitaux domestiques (lire Financer l’Afrique – densifier les systèmes financiers locaux).
Pour revenir à la diversification économique, notamment l’industrialisation, que ce soit dans la chimie, les minerais et l’agroalimentaire, cela demande de construire et mobiliser un capital intellectuel adéquat. J’en parle dans mon récent livre sur la géoéconomie des minerais stratégiques.
Est-ce que vous pouvez nous donner quelques exemples concrets pour éclairer nos lecteurs ?
Nous nous donnons des objectifs de recettes douanières qui sont fonction de nos importations mais qui en parallèle ont un impact sur nos réserves de changes dans un contexte où nous importons pratiquement tout ce que nous consommons. Or, les pays de la CEMAC devraient opérer des choix en phase avec leurs capacités productives pour doper leur essor économique tout en renforçant leur résilience. Prenons des exemples concrets.
Les pays de CEMAC peuvent décider de réduire drastiquement l’importation de viande bovine (d’Argentine ou Brésil) et de poissons (de Chine). Le Cheptel du Tchad et celui du Cameroun ensemble peuvent nourrir au moins les ¾ du continent. Il est donc possible de développer une véritable industrie autour de ce cheptel avec une production de lait et des transformations sur les produits dérivés permettant d’assurer l’autosuffisance alimentaire de la région, donc un effet positif sur la mobilisation des devises. Ici, les contributions des autres Etats peuvent se réaliser via des prises de participations dans ces industries. On verrait ainsi le FGIS prendre des participations dans ces industries.
Pour ce qui est du poisson ou de l’industrie halieutique en général, les pays côtiers comme le Gabon, disposent de la capacité productive nécessaire pour couvrir les besoins alimentaires de la région avec un soutien financier de la BDEAC par exemple ainsi que des autres pays de la CEMAC. Il y a un potentiel pour exporter vers les pays d’Afrique de l’Ouest. En effet, le Nigeria avec ses 200 millions d’habitants bientôt 400, a le poisson fumé comme aliment de base dans son alimentation. Il en est de même de nombreux pays de la CEDEAO qui comptent aujourd’hui 400 millions de personnes et dans 20 ans près d’un milliard. C’est aussi vers ces pays en pleine transformation qu’il sera possible d’exporter les produits de l’industrie du bois. Il faut avoir une approche pragmatique et garder à l’esprit que l’économie est dynamique. Parfois, l’accent sur certains indicateurs peut avoir des effets néfastes sur d’autres pans de l’économie.
Pour ce qui est du secteur minier, au regard du potentiel de notre sous-sol qui renferme le manganèse, le cuivre, le fer, le niobium et bien d’autres, nous devons être la région des industries lourdes en commençant par l’acier. C’est-à-dire une vraie industrie sidérurgique régionale avec la participation de tous les pays. Il faut sortir de cette approche fragmentée avec des « petits » projets dans les zones économiques locales ayant un impact limité. Il s’agit de développer des chaines de valeurs industrielles régionales qui inclut le développement des infrastructures d’envergure, le développement du capital intellectuel et l’essor d’un secteur privé performant. Les 3 projets structurants annoncés par le 2Chef de l’Etat vont dans ce sens, notamment le chemin de fer, le port en eau profonde et le barrage de Bouée. Ces projets ont en phase avec les recommandations du Dialogue national Inclusif.
Pensez-vous qu’il est nécessaire de recourir aux PTFs ?
Absolument oui. Comme souligné à l’entame de notre échange, plusieurs réformes ont été identifiées en 2016 et lors des rencontres précédentes à la suite des difficultés macroéconomiques induites par les baisses des cours des matières premières. Il me semble que les réformes soutenues par les PTFs sont celles qui ont été mieux exécutées comme la fusion des deux bourses et d’autres réformes du secteur financier. Les Etats auront par exemple besoin de l’appui des PTFs pour faire exécuter les dispositions de la règlementation de change. En contrepartie, il faudrait créer un cadre d’affaire sain pour rassurer toutes les parties prenantes. Il y a également la question du règlement du service de la dette. Des réformes sont nécessaires au niveau des services techniques, notamment dans la compréhension des liens macro-financiers et leurs incidences sur la crédibilité (crédit-credo-credito-confiance) de la signature des Etats. Lorsque des pays sont régulièrement en retard de paiement en ce qui concerne le service de la dette, cela a un effet sur la crédibilité et donc sur la capacité à lever d’autres financements à des taux favorables. « La confiance est une institution invisible qui régit le développement économique » indiquait l’économiste Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie.
Une rumeur insistante avant la Conférence des Chefs d’Etat portait sur la dévaluation du FCFA, vous avez estimé qu’il n’y a aucune raison pour une telle décision. Pour quelles raisons ?
Le niveau actuel de parité FCFA/euro, au même niveau en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest, n’est pas le fruit d’un « calcul savant ». C’est une décision politique. Les opérateurs économiques, « ceux qui sont sur le terrain » comme on dit chez nous, appliquent systématiquement une décote de 20% à 30% sur le FCFA du centre (XAF) pour un FCFA de l’ouest (XOF). La raison est que la demande de XOF est supérieure à celle du XAF au regard des activités économiques entre les deux régions. Mais le cours officiel est le même 655,957 FCFA contre l’euro et 1 XAF pour 1 XOF.
En régime de change fixe, optimiser le niveau des réserves de change est un élément critique des politiques des autorités monétaires. Le débat permanent est de savoir quel niveau d’ajustement la sphère réelle peut supporter sans impacter le niveau de la monnaie.
Pour revenir à la Conférence, de nombreuses mesures vont dans le sens de renforcer le niveau des réserves de change, notamment les rapatriements des recettes d’exportations dans le secteur extractif. Les mesures de consolidation budgétaire auront un impact sur les dépenses de fonctionnement et d’investissement. Pour les banques, la situation actuelle peut impacter l’octroi de crédits au secteur privé. Toutes ces mesures auront pour effet de ralentir les dépenses en devises contribuant ainsi à consolider le niveau des réserves de changes. Les décisions de la Conference de lundi 16 décembre 2024 indiquent qu’aucun ajustement monétaire n’est envisageable. Les orientations politiques vont dans ce sens.
Je comprends bien l’autre pan des commentaires qui portent sur la pertinence du FCFA. La conférence organisée à Libreville sur ce sujet en 2019 avait permis de présenter les différentes options plausibles. La réalité est qu’une fois nous sommes d’accord sur la CEMAC que nous souhaitons pour demain, notamment une sous-région industrialisée dotée d’un système financier performant, il est possible d’envisager le régime de change favorable à l’atteinte d’un tel résultat. Pour ma part, c’est une monnaie indexée à un panier de devises en phase avec les orientations économiques de la CEMAC. Le dollar, l’euro, le yuan, le naira et le rand devraient y participer.
Comme indiqué dans mes publications précédentes, il faudrait également mobiliser un stock stratégique de réserves d’or pour soutenir cet agenda. La monnaie est un instrument politique. Le rôle des économistes est de mobiliser les outils d’aide à la décision nécessaires au service de l’orientation politique.
Entretien réalisé par la rédaction de Direct Infos Gabon